L'école du voyage

Depuis dix ans, à bord de son camping-car, Olivier Desheulles fait la classe à ceux qui ne vont pas à l’école, les enfants des derniers voyageurs en roulottes hippomobiles de France, en Normandie. Ils sont encore une douzaine de familles à sillonner les routes, mais trouver une terre d’accueil et un champ pour les chevaux est devenu difficile. Les roulottes sont reléguées de zones artisanales en parkings périurbains, jamais très loin d’un centre commercial, mais pas tout près de l’école. Les Manouches n’y vont pas.
En 2009, l’Association d’aide à la scolarisation des enfants tsiganes, qui milite dans toute la France pour l’ouverture d’antennes scolaires mobiles, obtient la création d’un poste d’enseignant détaché de l’Éducation nationale. Olivier Desheulles, instituteur à Notre-Dame de Carentan, est le seul à postuler. Ses collègues s’étonnent ; les parents croient à une sanction disciplinaire. Lui défend l’éducation pour tous. Aujourd’hui, le maître a une quarantaine d’élèves, âgés de trois à dix-huit ans, à qui il enseigne les rudiments : lire, écrire, compter. Chaque jour de la semaine, il stationne son école sur roues sur un campement différent.

Commune de Thaon, près du stade de foot, Saint-Gabriel-Brécy, en bord de route… Les roulottes se posent pour quelques jours. Quand il n’y a plus d’herbe pour les chevaux, le voyage recommence, sur un périmètre d’une vingtaine de kilomètres à l’ouest de Caen. Dès qu’Olivier gare le camping-car, les deux garçons, Vittel et Poney, se précipitent à l’intérieur. L’instituteur vient faire classe une demi-journée par semaine. C’est peu pour apprendre à lire et à écrire. « Au départ, je me suis demandé comment faire. Maintenant je me dis que c’est mieux que rien et j’invente d’autres façons d’apprendre. Ces gosses sont exceptionnels, spontanés, curieux de tout. Bien sûr, tout prend plus de temps, mais c’est aussi un luxe. Et je sais que chaque graine que je plante finit par germer. »

Shogun et Craben, les parents, ne sont pas allés à l’école ; ils ne savent ni lire, ni écrire. La génération d’avant, celle des grands-parents, l’a pourtant fréquentée. C’était l’époque de la classe unique dans les communes de France. Les voyageurs posaient leurs roulottes au village et les enfants allaient à l’école. Mais les roulottes ont été sommées de s’installer en périphérie, les petites écoles ont fermé et la complexité des procédures d’inscription ont définitivement éloigné les familles de l’institution scolaire. C’est pour renouer ce lien qu’Olivier fait venir l’école aux enfants.

Les débuts ont été chaotiques. Olivier a dû s’adapter aux déménagements impromptus des roulottes, parfois se justifier devant des administrations sourcilleuses.
Il y a les petites victoires du professeur, comme la sortie de trois jours en fin d’année. « On m’a dit que ça ne marcherait jamais. J’en ai parlé aux parents pendant un an. Le jour du départ, un seul manquait à l’appel. » Et les désillusions, quand les enfants grandissent et deviennent, très tôt, des filles prêtes à marier ou des garçons à travailler. Olivier se souvient de ses deux adolescentes à qui il avait dégoté un stage d’assistantes maternelles. « Les filles savaient s’y prendre avec les marmots. Elles ont adoré la première journée. Mais quand je suis revenu les chercher le lendemain, les parents m’ont dit qu’elles étaient malades. J’ai reçu un texto de mes élèves le soir-même : « Excuse nous Olivier. Ce n’est pas de notre faute. » Les parents ont-ils eu peur que leurs filles leur échappent ? N’était-ce pas mon projet de gadjo plus que le leur ? Je sais que je ne peux pas faire l’impossible, mais chaque petite graine que l’on germe finit par pousser… »

Textes et enregistrements Marylène Carre / Grand Format